© L'AUTOMOBILE SPORTIVE (28/12/2010)
OBJET DE CRISE
Toutes les composantes du succès et de l'exception étaient
alors réunies pour raviver la flamme de la marque mythique
Bugatti. Mais l'appétit démesuré des dirigeants,
des conflits humains lors de la conception du modèle et une
stratégie sportive absente eurent raison de cette tentative
émérite
Texte :
Nicolas LISZEWSKI
Photos : RM AUCTIONS & D.R.
Bugatti
appartient depuis des décennies au panthéon de l'automobile.
C'est l'une des rares marques qui, alors qu'aucun modèle
n'est produit depuis plus de 50 ans (exception faite de la parenthèse
EB110), possède un pouvoir de séduction toujours intact.
Comment expliquer alors cela puisque les dernières vraies
réussites de la marque remontent avant la deuxième
guerre mondiale ? Force est de constater qu'Ettore Bugatti était
déjà doué pour concevoir des autos supérieures
aux autres tant en technique, qu'en puissance. Mais lorsque son
fils Jean, disparu hélas trop tôt, vient se mêler
aux affaires sur la planche à dessin, il réussi le
tour de force de donner un écrin exceptionnel au travail
de son père et ses équipes. On retiendra pour la mémoire
dans le " best of " des réalisations des maîtres
de Molsheim la Bugatti type 57, la série des Royales tout
à fait exceptionnelles et surtout la magique et unique Type
57 Atalante et son épine dorsale rivetée. Tout cela
sans parler du palmarès en compétition des années
20 et 30 tout à fait exceptionnel et complet (Endurance et
Grands Prix). Des italiens, passionnés d'automobiles sportives
rachètent les droits et la marque Bugatti et tente une renaissance.
Un pari risqué et un résultat finalement en demi-teinte dans un contexte économique peu favorable aux supercars...
CONCEPTION
Que cela soit les fournisseurs ou les techniciens et designers
engagés, tous les plus grands se sont penchés sur
le berceau de la future Bugatti EB110. Jugez plutôt : Aérospatiale,
Elf, Michelin, la Snecma (via sa filiale Messier Bugatti), Marcello
Gandini, Paolo Stanzani, Nicola Materrazzi, Giampaolo Bendini, Jean-Philippe
Vittecocq
Inutile de préciser que pour travailler et
faire revivre un mythe comme Bugatti, chacun a son idée sur
la question et possède suffisamment d'expérience et
de réussite. Donc après le travail d'homme orchestre
de Paolo Stanzani pour le moteur et le châssis, complété
par Marcello Gandini pour le style, et quelques coups d'éclats,
c'est Nicolas Materrazzi, ancien responsable du développement de la Ferrari F40 qui reprend les rennes de la direction
technique du projet EB110. Jean-Philippe Vittecocq est appelé
à la rescousse pour la mise au point et l'orientation des
trains roulants.
Enfin, dernière fâcherie en date,
le différent opposant Marcello Gandini et Romano Artioli,
le président de Bugatti Automobili spa. Ce dernier aurait
demandé au célèbre designer des Countach
et Miura
de retoucher substantiellement son dessin. Refus total du designer
et donc limogeage de ce dernier. C'est donc Giampaolo Bendini qui
va retoucher et finaliser le style de la Bugatti EB110 GT dont le prototype final (on dénombre 6 prototypes construits entre 1988 et 1991) est présenté en fanfarre en septembre 1991 à Paris, à l'occasion du 110ème anniversaire du fondateur de la marque, Ettore Bugatti.
MOTEUR
Sous le capot arrière, les hommes de Bugatti y ont placé
une véritable pièce d'orfèvrerie. Un V12 de
3,5 litres de cylindrée développant 560 ch à
8000 tr/mn et un couple qui atteint 611 Nm à 3750 tr/min.. Le haut moteur a été particulièrement
travaillé pour favoriser les hautes rotations. 2 arbres à
cames en tête par rangée de cylindres se chargent de
commander les 60 soupapes (3 d'admission et 2 d'échappement
par cylindre) Le taux de compression a été étudié
en conséquence pour supporter les quatre turbocompresseurs
IHI montés. Le bloc est en aluminium et la lubrification
se fait par carter sec.
La boîte 6 vitesses mécanique
est intégrée au carter moteur, et est commandée
par un embrayage monodisque à sec avec servomécanisme
hydraulique. Le taux de compression de 7,8:1 offre un rendement élevé avec 1,15 bar de pression de suralimentation maximum mais malgré ça le moteur peut atteindre le régime très élevé de 8500 tr/mn. Par défaut, 27% dela puissance est envoyée aux roues avant et 73% aux roues arrière.
CHASSIS
A l'image de la transmission intégrale et du V12 boosté
par les 4 turbocompresseurs IHI, les ingénieurs de Bugatti
ont souhaité aller jusqu'au bout de la technologie du moment,
pour cadrer au mieux avec l'esprit et l'héritage Bugatti.
Ainsi, les suspensions et le châssis ont repris des techniques
issues de l'aéronautique. La structure de la Bugatti EB110
est entièrement en matériaux composites. Son élaboration
et son développement ont été confiés
à l'Aérospatiale. Outre une grande légèreté,
l'emploi du carbone a permis d'obtenir une résistance à
la torsion tout à fait exceptionnelle qui n'a rien à
voir avec le châssis en alu à structure à nid
d'abeille utilisé sur les premières voitures d'essai.
C'est la société Messier-Bugatti, spécialiste
dans les trains d'atterrissage d'avion (Concorde, version marine
du Rafale !!) qui s'est vu confier le projet pour les suspensions.
Curieusement, comparé au reste de la voiture, les suspensions
adoptent un schéma classique. Une suspension entièrement
hydraulique fut étudiée un temps, mais sa complexité
et sa mise au point longue et coûteuse a eu raison d'elle.
Carbone Industrie, spécialiste du frein en carbone en Formule
1, avait alors commencé une étude pour équiper
l'EB110. Mais en attendant la mise au point définitive, qui
ne viendra hélas jamais sur l'EB110, ce sont quatre gros
disques ventilés Brembo en fonte qui équipent la Bugatti.
Enfin, c'est Michelin qui a étudié et développé
des pneus MXX3 spécifiques qui chaussent les jantes BBS en magnesium et offraient alors la meilleure
résistance aux contraintes de l'énorme puissance,
tout en conservant des qualité de confort et de grip adaptées
à la transmission intégrale de la Bugatti EB110.
SUR LA ROUTE
Il ne nous a malheureusement jamais été donné de pouvoir
conduire une Bugatti EB110 que cela soit en GT ou en Supersport. En attendant l'invitation d'un heureux propriétaire à combler cette lacune, nous nous
basons donc sur les essais presse de l'époque organisés sous la houlette du journaliste-pilote José Rosinski, pour
retenir les grandes caractéristiques de la Bugatti EB110 sur la route.
Si tous mettent en avant la puissance exceptionnelle, surtout à
l'époque, c'est surtout la facilité de conduite qui
est louée par tous les journalistes ayant eu le privilège de l'essayer.
On peut y voir là la patte de Jean-Philippe Vittecocq, l'essayeur
qui a réalisé la mise au point finale et définitive
après quelques errements. Pour lui, une GT, aussi sportive
et radicale soit-elle doit pouvoir être conduite par tous
ou presque, et surtout être conduisible même dans le
flot de la circulation. Dans ce contexte, la visibilité n'est pourtant pas idéale et l'étroitesse du pédalier est vécue comme une torture. En revanche, le moteur est d'une souplesse incroyable et la tenue de route impériale face à ses rivales de l'époque comme la Lamborghini Diablo la Ferrari F40 ou la Jaguar XJ220. Néanmoins, avec autant de couple à digérer et 60% du poids sur l'arrière, la conduite de la Bugatti EB110 aux limites reste musclée et son tempérament sportif n'est entravé par aucune assistance électronique, hormis un ABS. Évidemment, les performances de ces
Bugatti modernes sont les dignes représentantes des ancêtres
de la marque, car aujourd'hui encore peu de GT peuvent se vanter
de descendre sous la barre des 3,5 secondes au 0 à 100 km/h
et sous les 21 et 20 secondes au kilomètre départ
arrêté.
EVOLUTIONS
Bugatti présente à Genève en mars 1992 la EB110 Supersport (aussi appelée EB110 S ou SS pour Sport Stradale). La puissance du V12 a été augmentée tandis que le poids a été diminué. Il s'agit là d'une authentique voiture de course homologuée pour la route. A l'intérieur, le carbone et l'alu bouchonné remplacent les boiseries de l'EB110 GT tandis que des baquets remplacent une sellerie cuir aussi luxueuse et lourde que peu enveloppante. Le prix de vente dépasse les 3 000 000 de francs mais l'objectif n'est pas tant d'en vendre beaucoup que de constituer un préalable à un engagement en compétition par le biais de clients privés (voir encadré en bas de page).
BUGATTI
EB110 S LM
Aux balbutiements
du GT en 1994 il fut un homme qui nourrissait l'ambitieux
projet de ramener au Mans une voiture dont la marque
avait disparu de la Sarthe depuis près de cinquante
ans. Cet homme c'est Michel Hommell, créateur
et patron des magazines autos Echappement et Auto Hebdo.
Et cette marque c'est Bugatti, certainement l'un des
constructeurs automobile les plus mythiques avec Ferrari...
Le monégasque
Gildo Pastor Pallanca est lui aussi un homme de talent
et plein d'ambition. Attiré par les belles voitures
il jeta son dévolu sur la Bugatti EB110 S qu'il
fit construire par une équipe constituée
par ses propres soins et menée par Daniel Pernoud.
Pallanca obtint la collaboration des ingénieurs
de la firme italienne avant que celle-ci cesse ses activités
et que le monégasque ne rachète une partie
des voitures et des pièces détachées
non encore vendues.
ACHETER UNE BUGATTI EB110
Acheter aujourd'hui une Bugatti EB110 sous-entend une bonne dose de
patience pour en trouver une parmi les 125 exemplaires produits. Il faudra par la suite une bonne dose de
connaissance et de compréhension, car posséder une
EB110 au quotidien est loin d'être simple. En effet, lors
de la faillite de l'usine, toutes les pièces détachées
existantes ont été vendues aux enchères. Mauvaise
nouvelle donc, car toutes les pièces des Bugatti sont spécifiques
et donc introuvables. Il faudra alors envisager une refabrication,
évidemment coûteuse et compliquée. Globalement
les quelques Bugatti EB110 existantes roulent très peu, et
elles se révèlent plutôt fiables. L'entretien
peut être réalisé un professionnel averti sur
ces modèles (principalement B-Engineering, à Campogalliano en Italie, à qui on doit la fabuleuse Edonis mais aussi Brabus et Reichel Sportwagen en allemagne), et il faut s'assurer que Elf commercialise toujours
l'huile qui avait alors été spécifiquement
mise au point pour le terrible V12. Pour l'anecdote, il faut rester
vigilant sur le passage du premier réservoir au deuxième.
En effet, si par malheur on se rapproche trop du zéro sur
la jauge à carburant, on risque la panne sèche et
il faudra alors avoir recours à un spécialiste pour
réamorcer le circuit ! Pour vous donner un ordre de grandeur,
il faut savoir qu'environ 95 EB110 GT et 30 EB110 Supersport ont été fabriquées et que l'on estime
5 à 6 autos maximum dans des garages de propriétaires
français. Il ne faut donc pas espérer en trouver une
EB110 GT à moins de 250 000 euros et plus du double pour la EB110 SS jaune ayant été livrée à un certain Michael Schumacher...
CHRONOLOGIE BUGATTI EB110
1987 : Création de la holding Bugatti International.
1991 : Inauguration de l'usine de Campogalliano.
Présentation de l'EB 110 GT à Paris.
1993 : Premières livraisons des EB 110 GT. Lancement
de la version SS de 610 ch. Présentation au salon
de Genève de l'étude EB112 réalisée
par Ital Design.
1994 : Participation d'une Bugatti EB 110 SS aux 24 Heures
du Mans.
1995 : En septembre la production est stoppée et la société est déclare en faillite en 1996.
1997 : Vente
des actifs de la société Bugatti Automobili à Dauer Gmbh qui terminera 2 des EB110 inachevées chez Bugatti et assemblera 6 modèles complets jusqu'en 2007 à partir des pièces et plans originaux du prototype US, avec un poids abaissé à 1480 kg et moteur revu (0-100 en 3"3").
1998 : Rachat de la marque Bugatti par le groupe VAG sous
l'impulsion de Ferdinand Piech.
:: CONCLUSION
GT d'exception, la Bugatti EB110 est certainement avec la McLaren
F1 l'une des Supercars les plus abouties jamais produites. Hélas,
un style peu enthousiasmant et surtout des géniteurs et gérants
caractériels auront vite dilapidé le capital sympathie
et les finance de la société du renouveau de Bugatti,
Bugatti Automobilia Spa Dommage, car n'importe quel conducteur ou
presque pouvait mener, même rapidement cette GT démoniaque
à la technologie impressionnante
REVUE DE PRESSE BUGATTI EB 110 :
"De toutes les supersportives
à moteur central, l'EB 110 est celle qui offre le plus de
sécurité. Les quatre roues motrices compensent le
fait que l'essieu arrière doive supporter près de
60% du poids. Même lancée témérairement
dans les virages, la Bugatti pousse d'abord gentiment sur les roues
avant pour agrandir ensuite le rayon de virage. Tout cela donne
une sportive facile à contrôler malgré la puissance
phénoménale. Le confort n'a pas été
oublié. Les Michelin mis au point spécifiquement pour
l'EB110 ne provoquent que de faibles bruits de roulement. La suspension
est ferme mais pas trépidante."
AUTOMOBILE MAGAZINE - 1993.
"Première remarque :
comme on pouvait s'y attendre ça pousse très fort
! et sur tous les rapports ! Mais curieusement, on n'a pas l'impression
d'un terrible coup de pied aux fesses. Il est vrai qu'avec sa grande
plage d'utilisation et son excellente docilité à bas
régime, le V12 Bugatti distille sa puissance de manière
très linéaire. Jean Philippe men fera d'ailleurs la
démonstration en roulant à 60 km/h en sixième
: un petit coup d'accélérateur et hop, le 12 cylindres
repart sans broncher ! Reste qu'à voir la manière
dont on " dépose " toutes les voitures, ça
va très, très vite ! en revanche la boîte de
vitesses semble manquer de rapidité dans les verrouillages,
surtout sur les intermédiaires. Autre petite déception
: la sonorité en partie couverte par le bruit des waste gate."
ACTION AUTOMOBILE - HS 1994.
"Avec une Bugatti, les chiffres
prennent une dimension presque monstrueuse. Pourtant, elle se veut
très abordable pour le commun des conducteurs. Sans caprice,
avec une puissance domestiquable, une adhérence de très
haut niveau. C'est une Bugatti qui offre une vitesse redoutable
: 338 km/h, largement plus du double de la vitesse atteinte par
la petite Fiat Sporting. Il est difficile de retranscrire les sensations
que l'on éprouve à cette vitesse où les bruits
aérodynamiques et de roulement couvrent largement celui du
moteur. En pleine accélération, la EB110 atteint le
kilomètre en 21 secondes et même moins de 20 secondes
en version Supersport. C'est la première voiture pleinement
homologuée pour la route à tomber sous les 20 secondes.
La sensation de puissance en devient presque terrifiante. Pourtant
on vous l'affirme, cette puissance est utilisable."
SPORT AUTO - 1995. |